- CONSERVATEURS DE MUSÉE
- CONSERVATEURS DE MUSÉELa profession de conservateur cumule, sur des plans très différents, de hautes responsabilités. Elles sont tout d’abord d’ordre culturel: spécialiste des valeurs artistiques, ainsi que scientifiques ou techniques dans le cas des muséums et des écomusées, le conservateur assure leur transmission à la postérité. Ses responsabilités sont aussi d’ordre économique: gestionnaire de fonds publics, le conservateur est amené à jouer son rôle sur un marché de l’art de plus en plus délicat à maîtriser étant donné l’accélération des investissements financiers. Elles sont également d’ordre civique: fonctionnaire, il a la charge d’un patrimoine national, voire international, compte tenu de l’universalisation de la notion de patrimoine culturel. Enfin, ses responsabilités paraissent de plus en plus d’ordre moral, envers les créateurs contemporains, dès lors que les musées ne limitent pas leurs acquisitions aux générations antérieures mais interviennent sur la production actuelle.Une telle évolution s’ajoute à la complexité intrinsèque des tâches imparties aux conservateurs pour faire de cette profession un lieu de cristallisation des bouleversements intervenant dans la perception des valeurs artistiques, dans la définition du patrimoine culturel ainsi que chez les artistes eux-mêmes et les spécialistes d’art – historiens et critiques. On examinera ici le cas de la France, pour laquelle on dispose de données suffisamment approfondies.Une profession adolescenteLa profession de conservateur est récente: elle n’existe véritablement que depuis la création institutionnelle des musées. Sous l’Ancien Régime, c’était un peintre qui assurait la fonction de «garde des tableaux» pour les collections royales, jusqu’à ce que s’ouvrent à la Révolution les premiers musées, définis comme collections permanentes de biens culturels mobiliers mises à la disposition du public sans but lucratif: le Louvre en 1791, le Muséum national d’histoire naturelle en 1793, le Conservatoire national des arts et métiers en 1794. Actuellement, les musées français sont au nombre de mille deux cent environ, toutes catégories confondues: musées «contrôlés» ou «classés» et – pour une trentaine d’entre eux seulement – musées nationaux. Ils sont confiés à des «conservateurs territoriaux du patrimoine», répartis en différentes spécialités (archéologie, archives, inventaire, musées), et recrutés sur concours pour les membres du corps de la conservation du patrimoine, ou bien titulaires d’un diplôme de l’École nationale du patrimoine (décret du 2 septembre 1991).Cause ou reflet de la complexité de son statut administratif, les réformes n’ont pas manqué dans cette profession, notamment depuis l’après-guerre (rappelons, par exemple, que depuis 1959 elle ne dépend plus du ministère de l’Éducation nationale mais du ministère de la Culture). Elle présente cependant toutes les caractéristiques d’un processus de professionnalisation, typique des occupations à haut niveau intellectuel: l’accès en est étroitement réglementé, elle obéit à des règles éthiques de compétence définies par un code de déontologie, et l’autocontrôle du corps est assuré par différentes associations ou institutions telles que l’Association générale des conservateurs de collections publiques de France (créée en 1922), le Conseil international des musées (I.C.O.M., créé en 1946) ou le Conseil international des musées d’art moderne (C.I.M.A.M.).Or il s’agit d’une profession en crise, au moins pour ses plus jeunes recrues. Elle subit tout d’abord une crise de croissance, due à l’augmentation du nombre de postes. S’y ajoutent corrélativement l’élargissement des critères de recrutement (à l’École du Louvre se sont superposées des formations universitaires, puis la nouvelle École du patrimoine, créée le 16 mai 1990) ainsi que la diversification des types de collections: souvent plus spécialisées, elles empruntent à d’autres disciplines – histoire, ethnologie, anthropologie – que l’histoire de l’art et l’archéologie. Cette crise se manifeste enfin dans la division du travail par une spécialisation accrue des différentes tâches, en particulier l’importance accordée de plus en plus à la fonction, longtemps subordonnée, de présentation des œuvres au public, notamment par le biais des expositions temporaires, autrement plus nombreuses et ambitieuses que par le passé. Il s’ensuit une certaine ouverture sur le milieu universitaire et intellectuel des chercheurs, des critiques, des journalistes...; cela contribue sans aucun doute à multiplier les pôles de référence et les critères de compétence, qui étaient auparavant définis par le cercle restreint de ces professionnels étroitement sélectionnés qu’étaient les conservateurs du corps, affectés aux seuls musées nationaux, et dont le nombre ne dépassait guère deux cents. Aussi cette toute jeune profession, qui expérimente l’équivalent d’une sortie hors du cercle de famille, présente-t-elle tous les symptômes d’une crise d’identité propre aux périodes d’adolescence.Les contraintes du corpsL’exercice de la profession de conservateur présente de multiples difficultés, des contraintes élevées, et de hauts risques. Difficultés, tout d’abord, liées à la multiplicité des tâches incombant au conservateur, qui engendrent une tension entre deux modes de définition de la compétence: l’un mettant l’accent sur l’unité de la mission fondamentale qui lui est impartie, l’autre insistant au contraire sur la pluralité des fonctions, des statuts, des spécialisations. Le conservateur en effet se doit d’être à la fois une sorte de gardien et d’archiviste, chargé d’inventorier, de contrôler, de classer des œuvres; un scientifique, chargé de les étudier, de les identifier, de faire procéder éventuellement à leur restauration, d’en dresser des catalogues et d’en donner des publications; un gestionnaire, ayant à sa charge des budgets importants et le personnel de l’établissement; et, enfin, un animateur, responsable de la présentation au public, des relations avec la presse, de la disposition des lieux d’accueil.À ces conditions, intellectuellement et physiquement éprouvantes, s’ajoutent des contraintes éthiques prononcées, liées à la fois au statut de fonctionnaire (qui implique de façon générale des devoirs envers le service public) et à la nature des objets qu’il s’agit de gérer, investis d’une haute valeur – économique d’une part, symbolique d’autre part –, puisqu’ils relèvent du patrimoine et que leur présence même dans un musée contribue à une forme de sacralisation. On comprend ainsi certaines clauses du code de déontologie de l’I.C.O.M., qui visent à éviter toute interférence entre les intérêts privés du conservateur et les devoirs de sa charge: interdiction de participer, sous quelque forme que ce soit et y compris pour les membres de la famille, au commerce de l’art (et, notamment, d’acheter des objets provenant de la cession d’une collection), de constituer une collection susceptible de concurrencer celle du musée dont il a la charge, d’accepter des cadeaux à titre personnel, ainsi que de se livrer à des authentifications, à des évaluations ou à des expertises, en dehors d’une demande officielle émanant d’une autorité juridique (cette dernière restriction n’a cependant pas cours aux États-Unis).Ce haut niveau de contraintes ne s’accompagne pourtant pas – loin de là – d’une contrepartie financière adéquate: cette profession est connue, au contraire, pour la faiblesse des traitements, parmi les plus bas de la fonction publique à niveau de formation équivalent. Cette caractéristique est à mettre en rapport avec la proportion particulièrement élevée de femmes (dans le seul corps des conservateurs de musées, on compte environ 120 femmes pour 100 hommes): héritage d’un temps où les titulaires de ces postes, provenant de milieux financièrement et culturellement très privilégiés, pouvaient fort bien exercer à titre quasi bénévole.Les risques du métierIl s’agit là cependant d’une profession à hauts risques – même s’il s’agit du risque, purement symbolique, de se tromper de valeurs, et de laisser à la postérité un nom entaché d’opprobre. Ainsi en fut-il pour les responsables du refus du legs Caillebotte à la fin du siècle dernier (refus qui priva les collections nationales de chefs-d’œuvre majeurs de l’impressionnisme, dont certains durent être rachetés ensuite à prix d’or); ou encore pour ce conservateur du musée Granet d’Aix-en-Provence qui, au début du siècle, se faisait un point d’honneur de n’accepter aucun Cézanne. Car il existe pour un conservateur de multiples occasions d’erreurs: soit en ce qui concerne la conservation elle-même (tel ce garde des collections royales qui, sous l’Ancien Régime, se pendit pour n’avoir pas pu retrouver une miniature), soit – de plus en plus – en ce qui concerne l’achat. L’exercice collégial atténue dans une certaine mesure les responsabilités individuelles en matière d’achat, mais celui-ci se trouve toujours exposé au risque de l’absence d’authenticité d’une œuvre (ainsi, au cours des années 1980, l’achat de faux Mondrian par le Musée national d’art moderne à Paris), ou de son absence de... valeur, face au jugement de la postérité. Ce dernier risque constitue une menace grandissante à l’époque moderne, depuis que les valeurs artistiques, objets d’investissements très élevés, se sont trouvées indexées sur la singularisation du travail, sur la rupture avec la tradition et sur la personnalisation du geste créateur, beaucoup plus que sur la reproduction ou la ré-interprétation des canons éprouvés, comme c’était le cas avant l’impressionnisme. En outre, la non-figuration rend caduc le critère de la maîtrise technique des codes de représentation, sur lequel pouvaient auparavant s’appuyer les évaluations. Enfin, l’apparition à la fin du siècle dernier de la figure de l’artiste maudit (incarnée typiquement par Van Gogh) introduit dans la responsabilité du conservateur une dimension non plus seulement esthétique (envers l’histoire de l’art), civique (envers la collectivité) et économique (envers le budget de l’État et les contribuables), mais aussi morale, envers le créateur: de sorte que l’erreur éventuelle peut se muer en véritable faute . Ainsi l’investissement quasi religieux des valeurs artistiques, caractéristique des sociétés occidentales modernes, se trouve-t-il conforté par les notions de culpabilité et de rachat, qui semblent hanter aujourd’hui une profession dont maints représentants ne se sentent peut-être si empressés d’acheter que par souci de racheter une sorte de péché originel commis par leurs prédécesseurs – au point que le trafic des œuvres sur le marché de l’art pourrait finir par apparaître comme une forme moderne de trafic des indulgences.Les bénéfices de l’artCertes, tous les conservateurs ne s’occupent pas d’art moderne, et si la question de l’authenticité des pièces se pose dans tous les types de musée, celle de la valeur esthétique au vu de la postérité n’est cruciale que depuis l’ouverture du musée des Beaux-Arts aux artistes vivants (en 1818, avec le musée du Luxembourg à Paris). Mais le cas particulier des collections contemporaines condense pour ainsi dire toutes les difficultés et tout le poids inhérents à la fonction de conservateur: au pouvoir de «muséification», qu’on a pu comparer à une forme de sacralisation («ce brunissement noble qui est la patine des musées», comme l’écrit Julien Gracq), s’ajoute une nouvelle capacité décisionnaire en matière de valeurs artistiques, depuis qu’avec Duchamp et ses ready-made l’introduction d’un objet dans un musée devient à la limite son principal sinon son seul critère d’accès au statut d’œuvre d’art. En outre, la proximité accrue du musée et du marché, dans un contexte où le mécénat est devenu en grande partie l’affaire des pouvoirs publics, confère au conservateur un rôle non négligeable, et parfois une influence active sur la production artistique et sur les artistes eux-mêmes, notamment par le biais des expositions. Enfin, le poids de ces responsabilités se trouve accru, en France, du fait que les collections acquises y sont inaliénables (ce qui là encore n’est pas le cas aux États-Unis), avec le risque d’encombrement des réserves, dans un marché qui s’appuie pour une grande part sur la rotation accélérée des œuvres et des courants.La question se pose, dans ces conditions, des principes généraux en fonction desquels organiser les choix d’acquisition: faut-il privilégier, au risque de la partialité, le goût personnel, ou bien, au risque de la pléthore, la couverture exhaustive de toute la production, dans un souci documentaire? Mais on peut se demander si le risque majeur ne consiste pas à se tenir à mi-chemin de ces deux pôles, en indexant les politiques d’achat sur les mouvements du marché, qui par définition sont à la fois partiaux et impersonnels: façon, peut-être, pour les responsables, de s’assurer – mais au risque, craignent certains, d’un nouvel académisme – que, dans cette mission à la fois prestigieuse et difficile, à être conservateur on n’en est pas, pour autant, le contraire d’un novateur.
Encyclopédie Universelle. 2012.